Je me demande si je vous fais la version courte ou longue, en tout cas, comptez sur moi, ce ne sera pas de la grande littérature.
Je ne sais plus en quelle année, j'ai rencontré ce mec. Je crois que c'était l'une des rares périodes où j'étais célibataire. Un an avant, peut-être deux, (vraiment je sais plus, je sortais, je buvais et je prenais à peu près tout ce qui existait comme substances, donc la mémoire voilà), j'étais attablée un soir d'été avec des amis sur une très jolie place marseillaise, et là de dos, je vois un revenant. Je suis saisie : je vois mon compagnon mort un an ou deux plus tôt, je ne sais plus comme je vous l'ai dit.
Son dos, bordel, son dos.
Yann et moi, c'était une grande histoire d'amour, mais mes 4 histoires ont toutes été des grandes histoires d'amour passionnées, comme dit la chanson "nature boy" : "The greatest thing you'll ever lear Is just to love and be loved in return". C'est le résumé typique et fantastique de mes histoires. Si Dieu existe, il ne m'aura pas volée sur ce plan-là. J'ai aimé follement et j'ai été aimée pareillement.
Je vois "Yann" de dos, crane râsé, short baggy à multi poches, mais plus grand, il se retourne, s'approche de notre table, c'est sa tête, sa bouille, ses mimiques, sa démarche, c'est lui, il est là, on s'est trompés, tout le monde s'est trompé, il n'est pas mort. Il ne l'a jamais été. Il s'asseoit et là je vois malgré la troublante ressemblance que ce n'est pas lui. Je suis sans voix pour trois raisons : un mort qui n'est plus mort l'espace d'un instant, l'espace d'un autre instant la réminiscence de l'horreur infinie et définitive de son absence, et puis lui, M.
Entre cet autre-là et moi, il se passe quelque chose. Il a parlé, il a prononcé des mots aujourd'hui oubliés à la tablée entière, et dès la bouche ouverte, non il n'est pas Yann, il est cet autre. Cet autre avec lequel, entre lui et moi, dès cet instant il y a un lien palpable. De l'ordre de ceux qui se reconnaissent et qui n'ont aucun doute. On a des putains d'antennes et l'émission / réception est nickel.
Je tiens à préciser qu'aussitôt que je l'ai vu de près, et dès qu'il a parlé, il n'y a eu aucun transfert. Ce n'était pas Yann, ce ne serait jamais Yann. Si j'écrivais les nom et prénom de cet autre (je vous l'écrirai sur fb), vous comprendriez l'animal.
A cette table, ce soir-là, les seuls mots que je lui ai adressés ont été les suivants : toi, tu te tiens éloigné de moi, tu gardes une distance très largement raisonnable. C'est ce qui s'est passé.
20 ans ont passé, je l'ai retrouvé par hasard fin d'année dernière. Quand je l'ai vu, pour la première fois depuis 9 ans j'ai eu "des papillons dans le ventre". Le soir-même on se chauffait par textos interposés, 3 jours plus tard j'étais chez lui. Il venait de sortir de prison, pour la seconde fois.
On se voyait de temps en temps, c'était super. Bonne connexion. On vient de deux systèmes solaires très éloignés avec quelques carrefours communs. Je ne savais pas ce qu'on faisait ensemble, mais l'odeur, le toucher et la peau de quelqu'un, cette proximité aléatoire ne me dégoutait plus, elle était addictive. Pour lui et pour moi.
On s'est pris la tête un soir de trop grande beuverie. Je lui ai dit que je l'aimais, et j'ai été infernale comme seuls les alcooliques profonds savent l'être. J'envoie un message d'excuse le matin. 3 jours plus tard, il me jetait par texto.
Quelques mois ont passé, il me relance, je l'ignore. Bref, je vous passe les textos. Hier soir, il était chez moi. On était crevés, on voulait juste parler, parler, parler, on adore se parler, on a parlé bouteille sur bouteille, et plus si affinités.
On s'est couchés, sans faire l'amour, si enlacés qu'un pied de biche aurait été inutile. Ce n'est pas Dieu possible d'aimer dormir avec quelqu'un comme ça, moi qui ne supporte plus la présence de quiconque depuis des années. Ni le bruit, ni l'odeur, ni rien.
On s'est couchés vers 7 ou 8 heures du matin. Il m'a réveillée dans l'après midi, il avait des brûlures acides insupportables, je lui donné de l'eau, je me suis rendormie, je ne voulais pas le materner, l'aider oui, le materner non. A un moment c'est devenu plus douloureux, je me suis levée d'un bond, je suis allée chercher du Gaviscon, prends ça lui dis-je. 5 min après il vomissait ses tripes. Ce n'est pas la première fois, je le soupçonne d'être malade. Il a un Khron déjà mais je pense qu'il y a plus. Puis dans la salle de bain, il glisse sur sa bile pendant que je la nettoie avec mon Swiffer. Il glisse, et se casse le petit orteil droit, il hurle.
Je sors l'attirail, je mets un strap sur son pied (comme dit Much, côté pharmacie c'est comme côté cuisine, je suis super bien équipée). Il re re hurle. Je prends les choses en main, et je lui explique : je me suis cassée l'orteil droit en deux roues il y a quelques années, (et je ne suis pas allée à l'hôpital, j'ai souffert ma race pendant plusieurs jours, mon orteil vit dans un virage perpétuel à droite), t'es quelqu'un de courageux (la taule, les armes, la torture subie et sans doute infligée), et bien tu vas devoir être courageux car tu vas déguster. C'est un orteil, c'est petit, mais tu vas pleurer ta mère. Tu vas oublier qu'elle est morte à 33 ans, oublier ta culpabilité de ne pas plus t'être occupé d'elle, oublier que tu es un enfant de la DDASS, oublier que tu n'as jamais été un enfant. La drogue, la boisson et la douleur servent à ça : à oublier. Maintenant que tu es prévenu tu t'habilles, je m'habille, j'habite en face de l'hôpital, prends tes papiers, appelle la mère de ton gosse pour demain, je prends de l'eau, de quoi manger, il s'appuie sur moi, impossible de poser le pied à terre, mais même sans le poser la douleur est si lancinante qu'il peut à peine respirer, je transpire, il est sec mais il fait son poids, on arrive aux urgences, on l'installe sur un fauteuil. Je reste silencieuse, puis je lui dis : ça fait deux fois que des retrouvailles si attendues se transforment en je ne sais pas quoi. T'y vois pas un message toi ? Moi si. Et ce message me dit que la prochaine ce sera un dîner, arrosé de coca, de Gaviscon clôturé par une nuit torride. Il ne dit rien. Il veut fumer. Il cherche à se rouler un clope, il tremble. Je sors gratter une clope à quelqu'un dehors, je la lui file, je pousse son fauteuil dehors, il fume, on rentre puis il part avec les infirmiers. Je lui dis : je t'attends.
Je réfléchis. Je me sens mal et bien. Je me sens coincée. J'ose pas dire amoureuse. Je pense qu'on est 2 solitaires, il suffit qu'il ne me donne aucune nouvelle pendant un mois, puis ça ira je l'oublierai. Je fous quoi avec lui ? Il a 10 balais que moins que moi. Il est ce qu'il est surtout. Mais ces nuits-là, nos nuits ensemble emboités, mes amis, mes souffrants, ces nuits-là, y a pas d'erreur. Je dois commencer à écrire à tout ça, je sors mon vieux carnet. En 2006, je découvre que j'avais déjà noté le titre d'un livre que je voulais acheter et qu'un pote m'a prêté la semaine dernière : Charlotte de David Foenkinos, l'histoire de Charlotte Salomon, lien qui suit si ça vous intéresse, ça vaut vraiment le coup. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Charlotte_Salomon) ; ça fait une heure que j'attends, je commence à écrire, il sort. J'ai deux carnets de sortis, mon livre, mon stylo dans les dents, le sac de bouffe, mon gros sac à main, j'ai du mal à rassembler mes affaires, je l'entends crier mon prénom du dehors, je ne sais si c'est de manque ou d'impatience.
Je le rejoins, il dit : "je rentre en ambulance, je t'appelle".
Je suis rentrée, je me suis couchée en tenant fermement dans mes mains et contre mon nez la casquette qu'il avait oubliée.